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Après avoir averti le roi Hattousil Ier que l’Égypte était libérée du joug hyksos et qu’il comptait entretenir les meilleures relations avec l’Anatolie, le pharaon Amosé avait pris soin d’occuper militairement le couloir syro-palestinien afin de décourager toute tentative d’invasion. Une administration spéciale régirait la région et, grâce au corps d’élite des pigeons voyageurs, le roi serait informé des moindres troubles.
Seul point noir : la disparition de l’empereur Khamoudi qui, d’après des témoins, aurait quitté Sharouhen en bateau. Comme la porte de la chapelle d’Amon demeurait obstinément fermée, Amosé et Ahotep savaient que d’autres épreuves les attendaient.
— Au nord, Khamoudi ne trouvera plus aucun allié, avança le roi, et pas davantage dans le Delta. Ou bien il est parti pour les îles de la mer Égée avec l’intention de s’y cacher jusqu’à sa mort, ou bien il ne songe qu’à prendre sa revanche.
— Poser la question, c’est y répondre, estima Ahotep. Il ne reste donc qu’une seule possibilité : Khamoudi a tenté de rejoindre le royaume de Kerma, le dernier adversaire qu’il nous faudra affronter. Même si Thèbes a le cœur à la fête, notre tâche n’est pas achevée.
Pendant qu’Amosé goûtait la joie des retrouvailles avec son épouse et son fils, Ahotep consultait les derniers rapports en provenance de Nubie. Certes, le prince Ata ne progressait pas, mais la guérilla continuait à faire rage.
Sans nul doute, cet abcès était la raison pour laquelle Amon mettait en garde les Égyptiens.
— Rien à propos de Khamoudi ?
— Rien, répondit le chancelier Néshi. Peut-être s’est-il égaré dans les sables du désert.
— N’y comptons pas trop. La haine lui aura permis de retrouver son chemin.
— Majesté… Pouvons-nous espérer votre présence au banquet de ce soir ?
— Je suis fatiguée, Néshi.
C’est au temple de Karnak, face à la déesse Mout, qu’Ahotep passa la nuit. Elle avait tant reçu de l’épouse d’Amon, la mère des âmes vivantes et la détentrice du feu divin, qu’elle lui devait le récit de ces éprouvantes années de guerre au terme desquelles Amosé portait enfin la double couronne.
À qui d’autre qu’à Mout Ahotep pouvait-elle confier qu’elle aspirait au silence et à la solitude ?
— Pharaon n’a plus besoin de moi, lui dit-elle. Mon fils est devenu un excellent chef qui inspire respect et confiance.
Dans les yeux de pierre, une lueur courroucée.
— Si tu m’accordes le repos, déesse Mout, incline la tête.
La statue demeura immobile.
Entre Ata, le prince de Kerma, et Khamoudi, l’empereur des Hyksos, le premier contact fut glacial.
— Votre présence m’honore, seigneur, mais j’aurais préféré vous voir à la tête de milliers de soldats.
— Rassure-toi, Ata, ils existent ! Partout, ma réputation est intacte. Quant aux Égyptiens, ils tremblent à l’idée de prononcer mon nom. Dès que nous aurons reconquis la Nubie et détruit Éléphantine, mes partisans se soulèveront et nous rejoindront. Bien entendu, je marche à la tête de notre armée.
— Vous n’êtes pas un Nubien, seigneur, et mes guerriers n’obéissent qu’à leur prince.
Khamoudi encaissa l’injure sans broncher.
— En quoi consiste ta stratégie, Ata ?
— Récupérer les villages que nous ont volés les Égyptiens, puis nous emparer du fort de Bouhen. Sinon, impossible d’envisager la conquête du sud de l’Égypte.
— Tu ne connais rien aux forteresses, Ata. Moi, elles me sont familières.
— Vos conseils me seront donc des plus précieux !
— Il faudra d’abord se frayer un chemin jusqu’à Bouhen, et ce ne sont pas des opérations de guérilla qui nous le permettront.
— Que préconisez-vous ?
— Donne-moi une carte de la région et nous en reparlerons. Pour le moment, je veux me reposer.
Les appartements du palais de Kerma étaient spacieux et confortables. Mais ce qui attira l’attention de Khamoudi, ce fut le regard du majordome.
Celui d’un drogué.
— Ton nom ?
— Tétian.
— Tu fumes des herbes, n’est-ce pas ?
Le grand gaillard hocha la tête affirmativement.
— J’ai apporté mieux, beaucoup mieux ! Si tu veux de la drogue de première qualité, il faudra m’écouter. Tu as une allure de guerrier, pas de serviteur. Ata t’a ordonné de m’espionner, n’est-ce pas ?
— Exact, seigneur.
— Pourquoi acceptes-tu cette humiliation ?
— Nous n’appartenons pas au même clan. Un jour, le mien prendra sa revanche et gouvernera Kerma…
— Pourquoi attendre, Tétian ? Agis immédiatement, et nous combattrons ensemble les Égyptiens. Tu en tueras beaucoup et ton peuple sera à tes pieds.
— J’en tuerai beaucoup, beaucoup, et je serai admiré, moi, Tétian !
— Auparavant, mon ami, goûte aux merveilles promises.
Une nuit durant, Tétian consomma la meilleure drogue hyksos.
Au milieu de la matinée, il se présenta devant Ata, comme convenu, pour lui faire son rapport.
— As-tu obtenu les confidences de Khamoudi ?
— Oui, prince.
— Quelles sont ses intentions réelles ?
— Prendre la tête de notre armée et envahir l’Égypte. Et puis il m’a confié une mission.
— Laquelle ?
— Te supprimer.
Ata n’eut pas le temps de se battre. Le poignard lancé par Tétian lui perça le cœur.
Kerma avait un nouveau prince.
Étant donné l’avertissement du dieu Amon, Ahotep prenait l’affaire nubienne très au sérieux.
Certains pensaient qu’un simple corps expéditionnaire aurait suffi à mater la révolte de Kerma, mais tel n’était pas l’avis de la reine qui avait convaincu son fils de ne pas traiter cet ultime obstacle à la légère.
Aussi Amosé partait-il pour le grand Sud avec la quasi-totalité de l’armée de libération. L’amiral Lunaire, le gouverneur Emheb, le chancelier Néshi, le Moustachu, l’Afghan et tous les héros de la guerre étaient de la partie, de même qu’Ahmès fils d’Abana et Rieur le Jeune, toujours chargés de la sécurité du monarque.
Seul Vent du Nord avait été démobilisé. Le vieil âne goûtait enfin les joies d’une retraite bien méritée.
Sur le quai où l’embarquement s’achevait, l’atmosphère était morose.
— Alors, la reine Ahotep ne vient pas ? questionna l’Afghan.
— Elle a besoin de repos, répondit le Moustachu, tout aussi dépité que son collègue.
— Sans elle, affirma un jeune marin qui exprimait l’opinion générale, nous risquons d’être vaincus. Les Nubiens sont des guerriers plus terrifiants que les Hyksos. La reine aurait su briser leur magie.
— Nous sommes dix fois plus nombreux, précisa l’Afghan.
— Les Hyksos aussi étaient dix fois plus nombreux, rappela le marin. Mais ils n’étaient pas commandés par la Reine Liberté.
À l’extrémité du quai, de l’agitation.
Soudain, des cris de joie.
Ahotep apparut, avec sa baguette en cornaline, son fin diadème d’or et une robe verte qu’avait tissée Néfertari.
Dès que la reine fut à bord du vaisseau amiral, la manœuvre s’accéléra.